La satisfaction du client et le concept de "sur-qualité"
Parmi les concepts liés au monde de la qualité, il en est un auquel je suis particulièrement allergique, c'est celui de la "sur-qualité".
J'y suis allergique pour plusieurs raisons :
La Norme ISO 9000, qui donne les définitions fondamentales, ne connait pas cette notion. En soi, ce pourrait être suffisant, mais je sais que les normes peuvent être imparfaites (si !) et je ne peux par ailleurs pas garantir qu'il n'existe nulle part une norme dans laquelle on trouverait ce mot.
Le mot "overquality" n'existe pas en anglais; je ne trouve ce concept dans aucun des livres des pères de la qualité (W. Edwards Deming, Philip Crosby, Kaoru Ishikawa, Joseph Juran, etc.)
L'idée même que l'on puisse associer la notion de qualité à une notion négative m'est insupportable. Bon, ici, je reconnais que j'exagère un peu. Disons simplement que je trouve cela stupide. Mais je ne veux pas insulter celles et ceux qui me font l'honneur de venir me lire, et parmi lesquels on en trouve peut–être qui croient à la véracité de cette notion.
Le modèle classique enfin, que je présente ci–dessous, porte en lui des effets pervers contre lesquels il faut absolument s'élever – ce que je vais faire maintenant.
Je ne reconnais pas le concept, mais pour autant je le connais, je l'ai déjà rencontré et j'ai même des confrères qui l'enseignent...
L'approche se fonde sur une grille de lecture à double entrée, au moyen de laquelle on prétend analyser la situation d'une fonction, ou d'un élément, ou d'une prestation qui fait ou non partie du cahier des charges (de la demande client), selon son niveau de réalisation :
l'élément est demandé et il est réalisé : c'est la situation idéale, la qualité est au rendez-vous;
l'élément n'est pas demandé et il n'est pas réalisé : on est à nouveau devant une situation normale, mais on ne parle plus de qualité, simplement de bon sens;
l'élément est demandé mais il n'est pas réalisé : c'est le défaut, la non-qualité, le client va se plaindre et c'est une situation qui doit absolument être évitée;
l'élément n'est pas demandé mais il est tout de même réalisé : voilà la sur-qualité, le second défaut, celui qui pénalise l'entreprise, qui génère des couts sans apporter de valeur, et que l'on doit donc combattre fermement.
Ces 4 cas de figure peuvent se résumer avec le schéma ci-dessous :
Simple, facile à mémoriser, un équilibre parfait entre les surfaces "vertes" (la qualité) et "rouges" (les défauts, ce qu'il faut combattre) : il semble que l'on soit en présence d'un outil efficace... Je vais montrer dans le paragraphe suivant que non seulement il n'en est rien, mais encore que cette vision est porteuse de messages totalement contre-productifs.
Revenons aux fondamentaux. La qualité, c'est "bien faire son travail". Et bien faire son travail revient à satisfaire son client. Vous lisez ça dans le schéma ci–dessus ? Vous pensez que le simple fait de faire ce qui est contractualisé est synonyme de qualité? Si c'est le cas, je suis navré de devoir vous apporter la contradiction.
Faire exactement ce qui est demandé par le client ne signifie pas qu'on ne va pas faire une absurdité. Or, une absurdité, même sur commande, n'a rien à voir avec la qualité ! Pire, on est loin du principe de relations équilibrées entre le client et son fournisseur (lequel, rappelons–le, fait partie des sept principes fondamentaux de la qualité - il y en avait huit jusqu'en octobre 2015, mais celui-là est resté). Le fournisseur ne doit pas se dire : "Peu importe le besoin réel, il y a de l'argent à se faire avec la commande, si mon client est assez stupide pour payer, tant pis pour lui !" Au contraire – et il en va de la durabilité des relations entre les deux parties – le fournisseur doit s'attacher à clarifier le besoin du client et à expurger le bon de commande de tout ce qui n'apporte pas de valeur au client.
Mon analyse ne limite donc plus le tableau à double entrées aux seules oppositions entre demandé / non demandé d'une part et réalisé / non réalisé de l'autre. Je fais entrer une troisième variable : l'utilité pour le client.
Il y a donc maintenant 8 cas de figure au lieu de 4. Commençons par les cas simples :
l'élément est demandé, il est utile et il est réalisé : c'est la situation idéale, la qualité est au rendez-vous;
l'élément n'est pas demandé il n'est pas utile et il n'est pas réalisé : on est à nouveau devant une situation normale, mais on ne parle plus de qualité, simplement de bon sens;
l'élément est demandé mais il n'est pas réalisé alors qu'il est utile : c'est le défaut majeur, la non-qualité. Le client va faire une réclamation et il aura raison;
l'élément est demandé mais il n'est pas réalisé. Cette fois-ci, il est inutile. Le client va réclamer, bien sur, mais le fournisseur va obtenir une dérogation (puisque le critère est inutile). Les relations vont se dégrader entre les parties, le personnel du fournisseur va commencer à se poser des questions sur la pertinence des cahiers des charges et l'utilité de tenir les spécifications, mais les ventes vont continuer, c'est un défaut mineur...
À présent, les cas moins évidents :
l'élément est demandé, il est réalisé mais il est inutile : bien que faisant partie de la commande, on est en présence d'un gaspillage caractérisé. Que l'on ne parle pas ici de qualité !
l'élément n'est pas demandé il n'est pas utile et il réalisé tout de même : on est là dans le gâchis pur et simple. Et je ne veux pas que l'on associe le mot de "qualité" à cette ineptie !
l'élément n'est pas demandé mais il est utile et il est réalisé. On a là un élément se satisfaction client. C'est loin d'être négatif ! C'est même l'essence du métier – de tout métier...
enfin, l'élément n'est pas demandé il n'est pas réalisé, mais il serait utile au client. Faisons tourner la roue de Deming, et reconnaissons ici une opportunité d'amélioration. La situation n'est pas normale, elle doit être améliorée.
Le schéma ci-dessous montre ma vision des choses :
Là où la vision traditionnelle de la "sur–qualité" ne voit que 4 cas simples, clairement opposés, mon approche dresse un tableau plus nuancé, dans lequel on ne peut pas simplement raisonner en termes de contrat ni de bon de commande. Le critère fondamental pour juger de la qualité, encore une fois, est ce que le client en pense. Comme l'a dit Peter Drucker (théoricien du management, 1909-2005), "La qualité d'un service ou d'un produit n'est pas dans ce que vous y mettez; c'est ce que le client en ressort."
En d'autres termes, considérer que la "sur-qualité" n'est qu'un cout qu'il convient de combattre empêche l'entreprise de saisir les opportunités d'amélioration et d'œuvrer pour la satisfaction client. Ceci est, j'espère que vous en conviendrez, une hérésie...
Bien que je considère mon approche comme étant nettement plus pertinente que la vision étriquée de "sur–qualité", je sais qu'elle comporte un point faible. Je veux parler bien sûr de la multiplicité des clients et donc de la multiplicité de leurs attentes et de leurs besoins réels (qui malheureusement ne se superposent pas, ce serait trop simple). Une entreprise industrielle sera donc confrontée à un choix délicat : faire un produit dont les caractéristiques vont combler les attentes les plus courantes du cœur de cible, quitte à accepter de mécontenter quelques-uns des clients.
Je n'oublie pas non plus les fonctions d'estime, liées à des attentes relevant de l'immatériel, de l'affectif. Pour le client, cela peut revêtir une importance cruciale, même si le fournisseur considère que le point en question est mineur et n'affecte pas la performance intrinsèque du produit. Par exemple, la couleur de la carrosserie d'une automobile ne change rien à sa consommation ni à son habitabilité, mais c'est une caractéristique sur laquelle les clients peuvent passer des heures avant de se décider ! Tout cela pour dire qu'il est difficile de donner une liste définitive des fonctions utiles ou inutiles...