Pour Edwards DEMING, un mauvais management détruit la compétitivité
Dernière modification : 20.06.2024
Les maladies mortelles des entreprises selon W Edwards DEMING
Dans son ouvrage de 1982 "Hors de la Crise", William Edwards DEMING listait les 14 points indispensables pour un système de management efficace et efficient, tourné vers la satisfaction du client, la performance économique et l'emploi.
Dans le même ouvrage, il détaille aussi les 5 (ou les 7, on verra plus loin) maladies mortelles pour les entreprises, celles contre lesquelles les managers devraient se faire vacciner. Malheureusement, comme pour les 14 points, je suis obligé de constater que le message n'est pas passé. 30 ans plus tard, les comportements collectifs sont toujours aussi homogènes, le discours des chefs d'entreprise, des politiques, des économistes et des journalistes reste identique jour après jour. Faisant fi du principe de réalité et de l'observation des faits (le modèle actuel fonctionne mal), on assiste à la répétition de comportements inadaptés, et on blâme l'excès de taxes, de charges et de contraintes administratives. Quand donc apprendra-t-on de nos lectures ? Ou plutôt : quand donc la lecture des œuvres de Deming sera-t-elle au programme des écoles de management ?
Maladie no1 : Le manque de constance dans les objectifs (la maladie paralysante)
La plupart des entreprises américaines sont gérées au rythme de la publication des résultats trimestriels. Si le mois de février a été un peu moins bon que prévu, il va falloir tout faire pour rattraper la situation au cours du mois de mars. Et parfois "tout" faire se traduit par "faire n'importe quoi", du moment que la présentation des résultats comptables est bonne.
En France, nous sommes un peu moins soumis à ce comportement frénétique, mais la tendance existe malgré tout. Chaque jour, la presse écrite comme audio-visuelle nous informe du cours de bourse des plus grosses entreprises cotées. Untel a perdu 0,17%, tel autre a gagné 1,6% par-rapport à hier. Mais comment, hormis quelques situations exceptionnelles (l'incendie d'un site de production, une découverte scientifique majeure, une rente subitement créée par une réglementation nouvelle), comment la valorisation d'une entreprise peut-elle varier autant d'un jour à l'autre ?
Si le directeur général est rémunéré en fonction de l'évolution du cours de bourse, il aura tendance à faire en sorte d'augmenter sa rémunération, ce qui passe par le cours de bourse, plutôt que de travailler sur sa tâche essentielle : faire en sorte que les clients reviennent et assurer la pérennité de l'entreprise.
Pour assurer convenablement cette mission, le directeur général a besoin de sérénité, et l'entreprise a besoin que les objectifs restent stables. Les variations imprévisibles, comme le manque de visibilité conduit toujours à l'inaction, à la paralysie. Prendre une décision aujourd'hui, sans savoir si elle ne va pas nous pénaliser demain, du seul fait que le contexte a changé est porteur d'angoisse, et ne rien faire est souvent la plus sure voie vers la tranquillité. Il est (malheureusement) toujours plus difficile de justifier une action que d'expliquer son inaction.
Maladie no2 : La focalisation sur les profits à court terme
La tyrannie des résultats trimestriels conduit les managers à tout faire pour satisfaire les comptables, les contrôleurs de gestion, les actionnaires et les analystes financiers. Il suffit le plus souvent d'expédier la marchandise avant la fin du mois, ce qui permet de facturer et de faire entrer les paiements (à recevoir) du bon côté du bilan.
Bien sur, si la qualité est défaillante, si les quantités ne sont pas celles qui avaient été prévues, les réclamations seront inévitables. Mais elles ne seront enregistrées qu'au début du trimestre suivant. Ce qui laissera du temps pour trouver une astuce permettant de maquiller la situation avant l'échéance suivante.
Dans le même ordre d'idées, les entreprises décident régulièrement d'arbitrer en faveur de la sous-traitance, plutôt que d'investir dans l'acquisition et la maîtrise d'une technologie. Sur le long terme, c'est souvent une erreur, mais à court terme, c'est une bonne chose.
DEMING, reprenant une analyse de Peter DRUCKER, rappelle qu'au Japon, les entreprises recherchent leurs financements auprès des banques, pas auprès des "marchés financiers", c'est à dire que les entreprises japonaises n'ont pas d'actionnaires, et sont peu soumises au risque d'OPA hostile. Le management est alors plus enclin à prendre en considération les attentes de l'entreprise elle-même (la vision long terme) et celles des salariés.
Maladie no3 : Évaluation de la performance, salaire au mérite, entretien annuel
DEMING reprend une suggestion faite en Allemagne et appelle ces pratiques, largement développées, le "management par la peur". "Cela nourrit la performance à court terme, annihile la performance à long terme, fait monter la peur, démolit le travail d'équipe, entretient les rivalités et la politique."
Pourtant, l'idée peut sembler intéressante : on va motiver les individus, ils vont donner le meilleur d'eux-mêmes, voire même se dépasser. Et c'est ce qui se passe : chacun court vers son objectif individuel, craint pour sa survie dans l'équipe, devient égoïste, et c'est l'organisation qui est la grande perdante. Or, le rôle du manager, c'est de créer l'organisation qui sera efficace. S'il met ensuite en place les conditions pour détruire ce qu'il vient de créer, c'est un échec retentissant.
En pratique, il est excessivement difficile de distinguer, dans le résultat atteint par un individu, ce qui relève de sont talent, de sa motivation et de son environnement. Récompenser jour après jour l'élève surdoué, celui qui n'est parfois que juste un tout petit peu en avance sur ses camarades, est particulièrement injuste pour ces derniers. Punir un salarié qui n'a pas atteint ses objectifs parce que le système a joué contre lui, parce qu'il n'a pas eu de chance cette année-là est tout aussi injuste. Or, c'est très souvent le cas. Le système est stable, il génère des défauts, des échecs, de manière aléatoire. Un jour les résultats sont atteints, le jour suivant ils sont dépassés, ou pas. La motivation (ce que l'on prétend évaluer) n'a rien à voir là-dedans. Seul le hasard va décider du montant de la prime. Instituer une loterie aurait plus de sens, et économiserait de l'énergie !
Mais il est facile, très facile, trop facile même, de compter ! Compter détourne les managers de leur rôle : organiser le travail pour que le système fonctionne.
En France, les entretiens annuels d'évaluation sont pourtant monnaie courante. Même si le Code du Travail ne les prévoit pas de manière systématique, les juges des Prud'hommes et de la Cour de Cassation considèrent que cela rentre dans les prérogatives du chef d'entreprise. Et la Loi no2008-789 introduit l'obligation pour l'employeur d'organiser ces entretiens pour les salariés soumis à un forfait annuel en jours. Mais il est précisé que l'entretien doit aborder la charge de travail du salarié, l'organisation du travail dans l'entreprise, l'équilibre vie professionnelle-vie privée du salarié et sa rémunération. À aucun moment il n'est prévu d'objectifs de performance...
Il faut du temps pour maîtriser son poste. Déjà, apprendre son métier est long et difficile, mais pour l'exercer dans une entreprise donnée, avec des produits, des matières, des bâtiments, des machines, des collègues, des fournisseurs, des clients, des environnements réglementaires spécifiques, le délai n'est pas négligeable.
Or, on assiste souvent à des carrières dans lesquelles le titulaire, le plus souvent un cadre, obtient une promotion, ou quitte son employeur aussitôt qu'il ou elle commence à tenir son poste. Résultat : l'entreprise encadre son personnel avec des managers qui ne connaissent pas tout, qui font des erreurs, n'ont pas les bons réflexes, font perdre de l'argent.
À côté de ça, DEMING aurait aussi pu parler du "nomadisme" des opérateurs, lui aussi source de non-qualité. Bien sûr, ce n'est pas du nomadisme volontaire, c'est plutôt le résultat de politiques sociales fondées sur le temps partiel, les contrats à durée déterminée et l'intérim. Qui donc mesurera le cout associé à la formation des nouveaux entrants, à la perte d'efficacité du manager et de l'équipe, aux non-conformités induites et à leur traitement ?
Ceci dit, il existe des entreprises (j'en connais) qui organisent la mobilité de leurs managers. Formation continue, mutations, sont accompagnés par des DRH impliquées, selon un plan décidé par la Direction Générale. Et savez-vous quoi ? Cela fonctionne !
Maladie no5 : Ne gérer l'entreprise que sur les nombres (compter la monnaie)
Oui, les chiffres sont importants. Mais celui qui ne regarde que son bilan comptable passe à côté des éléments les plus cruciaux pour sa réussite. Mais ceux-là sont moins faciles à formaliser, donc à suivre. DEMING donne alors quelques exemples :
les ventes sont multipliées si les clients sont heureux, elles se divisent dans le cas contraire... Un client heureux, dit DEMING, vaut 10 prospects.
La qualité et la productivité augmentent à chaque fois qu'il y a une amélioration quelque part, chaque fois qu'un accord constructif est passé avec un fournisseur, chaque fois que des barrières entre services tombent.
Les pertes augmentent lorsque les employés ne peuvent pas être fiers de leur travail.
Le contrôleur de gestion, poussé par la direction, lorsque les résultats chutent, va mettre une pression terrible sur chacun, d'autant plus importante qu'il ne sait pas comment les choses se passent ! Le risque alors, c'est que la pression aboutisse à des décisions brutales, comme l'achat au moindre cout de matières premières, d'outillage, de prestations diverses. Ceci génèrera plus tard d'autres pertes...
DEMING signale que cette maladie est spécifique au modèle américain, et sort du contexte de son livre.
Il est vrai que les employeurs américains cotisent pour assurer la couverture maladie de leurs salarié (en tout cas, jusqu'à la mise en place du programme "OBAMA Care"). Moins d'accidents du travail, moins de maladies, c'est moins d'argent dépensé. Mais c'est aussi - et surtout - moins de couts cachés : tout ce qui est lié à la formation, à la désorganisation, au traitement administratif de l'absence, etc.
Mais en France, les entreprises payent aussi au titre des accidents du travail. Et ce, d'autant plus que les résultats en matière d'accidentologie sont mauvais. Donc, cette sixième maladie est aussi transposable à notre modèle.
Dernière maladie, celle-là aussi jugée spécifique aux USA par DEMING. Il s'agit des indemnités versées au titre de la garantie d'une part et des pénalités infligées par les tribunaux d'autre part. Les États-Unis sont connus pour les sommes considérables (voire démesurées) accordées par des juges pour des préjudices qui semblent parfois assez dérisoires, et les entreprises dépensent en plus des fortunes pour rémunérer les avocats qui diminueront ces montants. Nous sommes donc bien en face de couts qui relèvent de la non-qualité.
En France, nous n'en sommes pas là. Mais nous nous en approchons tout doucement. Un seul exemple pour illustrer cette dérive : je discutais un jour avec un médecin hospitalier du cas d'une jeune femme qui avait subi un coup de bistouri inutile ("le chirurgien a cru que c'était une appendicite, et il a vu seulement ensuite la cicatrice que vous aviez" avait expliqué une infirmière). Je tentais de faire reconnaître à ce médecin qu'on était là en présence de non-qualité, mais ce fut en pure perte. "Jamais je ne dirais que mon collègue a commis une erreur. Si cette dame a des reproches à faire", m'a-t-il dit, "elle n'a qu'à s'adresser à l'ONIAM." Ce médecin et moi discutions sur deux plans tellement différents que mon message lui était incompréhensible. Je parlais d'erreur, de système défaillant, de possibilité d'amélioration. Lui était dans le paradigme du médecin infaillible et de son contrepoids : le contentieux et la compensation financière. L'ONIAM est l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux. Sur fonds publics, les victimes d'accidents perçoivent des compensations. Pour 2016, son budget a été de 142 millions d'€, dont 12,6 pour les seuls expertises et honoraires d'avocats...
Les sommes versées au titre de la garantie, comme au titre du service après vente, sont autant de couts de non-qualité externe dont il convient néanmoins de se préoccuper.